Chapitre 12

 

Il vint une autre idée à Antoné alors qu’elle relisait sa lettre à Linta, pour expliquer le curieux silence de la Capte. Lisbeï aurait quatorze années en junie, le mois même de l’Assemblée de Serres-Moréna. Et elle n’avait toujours pas eu son premier sang. Peut-être la Mère de Béthély voulait-elle prévoir toutes les éventualités. Le cœur lourd, Antoné scella sa lettre et la déposa chez la courrière. Puis elle monta à sa réunion de botanique, justement avec le groupe où se trouvait Tula.

Que se passait-il ? La petite semblait très excitée, puis complètement amorphe. Elle riait trop fort en chuchotant avec ses voisines, puis elle semblait ailleurs, les yeux perdus dans le vague. Quand Antoné était passée près d’elle au début de la classe, elle avait senti la barrière apparaître avec une soudaineté qu’elle avait presque pu percevoir comme un son, un claquement de verrou. Elle n’avait jamais réussi à gagner toute la confiance de Tula, elle le savait, mais d’ordinaire la petite ne ressentait pas le besoin de se protéger ainsi. Tula avait fait une bêtise, en méditait une ? Il faudrait demander à Mooreï si elle avait remarqué elle aussi ce comportement inhabituel…

La partie théorique se déroula sans incident, sinon le haut degré général d’agitation auquel Antoné s’était résignée : cela durerait jusqu’aux Jeux. Puis elle rassembla sa petite troupe pour la conduire dans le jardin d’herbes aromatiques, sur l’Esplanade Sud. Les dotta maintinrent difficilement leur silence en traversant la Bibliothèque, puis cascadèrent devant elle dans le grand escalier central à peu près vide en ce milieu d’après-midi. Antoné se rendit soudain compte qu’un pari était lancé, ou un nouveau jeu : on se criait des chiffres en sautant les marches deux à deux, puis trois à trois. La tête rousse de Tula disparut au coin de l’escalier, tandis que sa voix lançait « Quatre ! » Antoné, alarmée, pressa le pas en leur criant d’arrêter. Quand elle arriva sur le palier du rez-de-chaussée, le groupe de Vertes consternées s’écarta dans un silence coupable pour la laisser passer. Tula était assise sur les dalles, le visage d’une blancheur cireuse sous ses cheveux défaits. Elle se tenait le pied en essayant de ne pas grimacer. En voyant Antoné, elle essaya de se relever mais se mordit les lèvres et devint encore plus blême.

« Reste tranquille, dit Antoné en s’agenouillant pour défaire les lacets de la sandale. Karlina, de la glace à la cuisine, si elles en ont, Sentaï, des bandes à l’infirmerie, Martie, une chaise. » La cheville gonflait déjà, mais rien ne semblait brisé. Il y avait toujours la possibilité d’une fêlure. « Elle est tombée tout du long de l’escalier, dit quelqu’une, vaguement admirative, cul par-dessus tête tout du long. »

Et la possibilité d’un traumatisme crânien, en plus ! Antoné examina rapidement les pupilles de la petite, mais elles semblaient normales. « On va aller à l’infirmerie pour voir tout ça », dit-elle pour elle-même. Puis elle se releva, un peu surprise du bref éclat mal défini – terreur, désespoir ? – qui avait traversé Tula avant que sa barrière se reformât tant bien que mal. Les terreurs de la garderie, encore, après tout ce temps ?

Une fois à l’infirmerie, elle entreprit de la déshabiller pour l’examiner. La petite était toute raide. Lorsque Antoné commença à lui enlever sa culotte, les mains de Tula se crispèrent sur les siennes. Puis, d’un seul coup, elle devint toute molle et Antoné pensa d’abord que c’était le choc de l’accident, à retardement. Mais la barrière avait disparu aussi et elle put sentir le désespoir et la résignation accablée de Tula.

Il y avait des taches brunes et rouges sur le coton blanc. Du sang.

 

* * *

 

… Elle m’a dit qu’elle s’en était rendu compte juste avant la réunion, qu’elle n’avait pas eu le temps de se changer (écrivit Antoné trois jours plus tard à Linta). Mais qu’aurait-elle fait si je ne m’en étais pas aperçue ? Elle l’aurait caché ? Combien de temps ? Je ne le lui ai pas demandé, bien sûr – elle ne m’aurait pas répondu. Je lui ai demandé si elle voulait le dire elle-même à la Mère d’abord – selon la coutume d’ici. Et je ne sais pas si j’ai été vraiment surprise, somme toute, quand elle a dit « Oui ».

J’ai été lâche. C’est Mooreï qui l’a dit à Lisbeï. Je ne lui ai pas demandé comment elle a reçu la nouvelle.

Et voilà. Ce que je craignais – ce que tout le monde craignait, en fait – est arrivé. Tula, à onze années passées, est très normalement une Rouge ; Lisbeï, la Mère désignée de Béthély, dans sa quatorzième année, est toujours une Verte.

Je ne leur ai rien dit à propos du lien possible entre Maladie tardive et stérilité. À quoi bon, maintenant ? D’ici deux années, ou bien Lisbeï aura eu son premier sang, ou bien elle sera officiellement une Bleue. Dans l’un ou l’autre cas, connaître une autre cause possible à sa stérilité ne lui servirait vraiment à rien. Mais je ne sais pas si je pourrai désormais la regarder en face.

Et maintenant, tout le monde attend ce que va faire Selva. Non qu’il y ait tellement de doutes sur ce qu’elle peut faire.

La Mère de Béthély fit ce qu’elle devait faire. Officiellement, jusqu’à sa quinzième année, Lisbeï allait demeurer la Mère désignée. Tula s’engagerait discrètement dans un programme accéléré d’éducation avec Selva. Lisbeï, de son côté, continuerait à étudier : il n’y avait guère de différence entre l’éducation de la Mère et celle de sa Mémoire. Quant à l’entente prévue avec Angresea, ni Lisbeï ni Tula n’en entendirent parler à ce moment-là. Selva et Mooreï se livrèrent à des négociations ardues jusqu’à l’Assemblée de Serres-Moréna ; Béthély appuierait la motion de Kergoët concernant les Jeux si Angresea retardait de deux années l’exécution des échanges sans poser de questions. Personne ne fit allusion au problème de Lisbeï, ce dont Selva fut reconnaissante à la Mère d’Angresea évidemment au courant. Elle ne lui dit pas cependant qu’elle avait été décidée à voter pour Kergoët de toute façon.

Après le conseil de Famille restreint pendant lequel on arriva à ces décisions, Antoné écrivit à Linta : Je me demande à quoi pense Selva. Croit-elle donner ainsi à ses deux premières une chance de réussir ce qu’elle a raté avec Loï ? Elle sait pourtant bien que le compagnonnage entre sœurs ou demi-sœurs est très mal vu dans la province et frappé d’anathème pour une Mère – à plus forte raison si l’une d’elles est prématurément une Bleue. Que cette tradition soit d’une stupidité sans nom, nous en convenons bien (car enfin, quel danger pour les Lignées, je te demande un peu ?). Mais c’est ainsi. Ou bien est-ce encore un geste de défi de la part de Selva, mais plus évident cette fois que toutes ses petites entorses aux traditions de Litale depuis seize années, une façon de brûler les ponts ? L’entente avec Angresea, même sous l’aspect bien sagement traditionnel d’un échange de pupilles et du choix d’un premier Mâle pour la nouvelle Mère, est tout de même une déclaration d’intention assez tonitruante. Pourquoi pas Kergoët, ou mieux encore, Verchères ? Elles aussi sont génétiquement compatibles avec les Béthély et ce sont des modérées parmi les Progressistes, ou enfin, elles sont plus modérées qu’Angresea. Mais elles ne construisent pas de bateaux de haute mer et elles ont toujours voté contre l’exploration à l’Ouest. On ne peut certainement pas reprocher à Selva de ne pas voir loin !

Et d’une certaine façon, elle a fait pour le mieux. Elle laisse Lisbeï et Tula ensemble, elle sauvegarde l’entente avec Angresea… Elle ne l’a pas dit, mais il est raisonnable de supposer que si Tula est officiellement la Mère dans deux années, c’est Ylène qui la remplacera à Angresea auprès de Guiséia ; elle aura huit années, l’âge légal minimum ; elle n’aura pratiquement connu de Béthély que la garderie et ce sera sûrement bien moins pénible de partir pour elle que pour Tula.

Selva oublie seulement une chose : jusqu’à présent ni Lisbeï ni Tula n’ont jamais été tellement d’accord avec la façon dont on a voulu arranger leur vie.

Chroniques du Pays des Mères
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